« Le problème éternel qui se pose à l’être humain consiste à savoir comment structurer ses heures de veille. En ce sens existentiel, la fonction de toute vie sociale est de se prêter mutuellement assistance à cet effet. » Éric Berne – Des jeux et des Hommes
Lorsque les gens se trouvent dans une situation où aucune structuration du temps n'est imposée, la première chose qu'ils font en général, est d'établir leur propre structure. Si vous avez déjà participé à un exercice de dynamique de groupe où le temps est totalement non structuré au départ, vous connaissez cette situation inconfortable où, inévitablement, quelqu'un demande "Mais nous sommes ici pour quoi faire ?".
Eric Berne (fondateur de l'Analyse Transactionnelle) s'est interrogé sur nos besoins vitaux. Par analogie à la nutrition, il les a appelés "soifs" en montrant ainsi à quel point ils sont fondamentaux. Comme évoqué dans un précédent article (« Les signes de reconnaissance, une base pour diffuser la confiance ! »), les êtres sociaux que nous sommes sont régis par des besoins fondamentaux et notamment le besoin de reconnaissance qui obéit à une règle humaine fondamentale : tout sauf l’indifférence. Nous pouvons donc rechercher des signes de reconnaissance négatifs car ils sont préférables au fait de ne pas en recevoir.
Le besoin de reconnaissance correspond à notre besoin de nous sentir en lien avec les autres. Il s’exprime au début de notre vie, par une soif de stimulations physiques : être touché physiquement. Ils sont autant nécessaires à la vie comme les aliments dont nous nous nourrissons et l’air que nous respirons. Un bébé qui n'est jamais touché est fortement susceptible de développer de graves maladies physiques et/ou mentales. Puis, en grandissant, nous apprenons à satisfaire ce besoin en recevant également des stimulations symboliques qui s'expriment par des signes de reconnaissance.
Le besoin de structure, quant à lui, correspond à notre besoin de repères, de prévisibilité, d'éviter la monotonie, l'ennui. C'est la manière dont nous structurons nos journées, du lever, au coucher, notamment en relation, pour satisfaire notre besoin de reconnaissance. Il existe six manières de structurer le temps social, que l’on peut catégoriser en termes de risque et d’intensité (acceptation/rejet) dans les échanges de signes de reconnaissance.
Les niveaux de structuration du temps
Des collègues se réunissent dans le cadre d’une réception surprise. Leur directeur qui les a invités n’est pas encore arrivé. Pour un bon nombre d’entre eux, ils se posent alors la question « qu’est-ce que l’on fait ici ? ». Ils attendent sans interaction avec les autres et quittent même la pièce grâce à leur imagination en pensant au week-end qui arrive. Ces personnes sont dans le « retrait ».
Le retrait est, comme son nom l'indique, l'espace-temps pendant lequel nous n'avons pas d'interaction avec les autres, ni physiquement, ni par la parole. Il correspond à un minimum de risque dans la relation car il n’y a pas de communication avec autrui : bien qu'en présence d'autrui, l’individu reste dans ses propres pensées, dans son monde intérieur. Dans le retrait, le risque de recevoir des signes de reconnaissance négatifs est minimum, mais il n’y en a pas non plus de positifs.
Au bout de quelques minutes, une personne rompt le silence. Elle se dirige vers des personnes d’un service qu’il connaît peu et leur propose de profiter de ce temps pour faire connaissance. S’ensuit un échange de « rituels » (« Bonjour, enchanté… »).
Les rituels forment la moins risquée d’interaction sociale. C'est la façon socialement admise de commencer et de terminer un contact relationnel : ainsi le "bonjour" et l'"au revoir" sont des automatismes culturels. Les rituels désignent les échanges ritualisés, prévisibles, où chaque locuteur sait ce qu’il a à dire et comment il doit se comporter, et sait aussi à quoi s’attendre de la part d’autrui. Il prépare le terrain pour d'autres formes de relation, et nous permettent de nous sécuriser dans l'échange avec l'autre.
Présentations faites, ces mêmes collègues commencent des échanges autour des expériences passées dans leurs équipes respectives et se remémorent les dernières réceptions entre collègues au sein de leur société. Ils « passent leur temps ».
Les passe-temps, comme son nom l'indique, est une manière de passer le temps, de discuter avec l'autre sans trop s'impliquer dans la relation, donc sans trop de risque psychologique perçu, la conversation est balisée, elle se fait "toute seule", les risques sont limités. C'est aussi une manière pour les gens de "se sonder" pour trouver les partenaires éventuels d'un échange de signes de reconnaissance plus intenses qui aura lieu dans les jeux ou dans l'intimité.
Au bout de 20 mins, le Directeur n’étant toujours pas arrivé, une personne (Léa) propose au groupe de deviner quelle surprise pourrait les attendre. Elle initie un sondage auprès des personnes présentes et décide de choisir ensuite une ou deux idées à travers des votes. Elle lance l’activité auprès de personnes qu’elle sent plutôt disposées et celles-ci commencent à faire des propositions. A ce moment-là, le groupe s’est lancé dans une « activité ». La communication entre les membres vise à atteindre un but.
Lorsque l’on passe à l’action, on entre alors dans le registre des activités. Dans l’activité, il y a un but à atteindre, les échanges et l’énergie sont orientés vers ce but. La relation est instaurée pour faire quelque chose ensemble, l'énergie, a pour but d'obtenir un résultat concret. C'est le mode de structuration du temps par excellence de la vie professionnelle mais cela peut être aussi de préparer un repas ou jouer à un jeu ensemble. A travers l'activité, nous obtenons pas mal de reconnaissance, en particulier pour l'atteinte ou non de nos objectifs.
A la suite de l'activité, la structuration du temps peut évoluer de manières positive (l'intimité) ou négative (les jeux psychologiques).
Tout d’un coup, Léa qui continue à faire son tour des propositions tombe sur Jean qui s’exclame « Je n’ai jamais dit que je voulais participer à ce jeu ! ». Léa répond alors de manière vindicative, « Tout le monde a joué jusqu’à présent, tu ne peux pas faire comme tout le monde ?! ». S’ensuit une séance de joute verbale où Jean explique qu’on le pousse toujours à faire ce qu’il ne veut pas et s’excuse dans le même temps d’interrompre le déroulement du jeu. De son côté Léa décide alors d’arrêter le jeu, « Tant pis pour cette idée » dit-elle tristement. Léa et Jean sont entrés dans un jeu psychologique.
Les jeux psychologiques ont plusieurs avantages inconscients (à court terme). Il s'agit d'interactions dans lesquelles l'échange est en fait à deux niveaux : un niveau apparent (social) qui ressemble à une conversation ordinaire ("Tout se passe bien sur ce dossier ?") et un niveau caché (psychologique) où se joue l'essentiel ("J'espère qu'il est terminé, sinon tu vas m'entendre"). Dans le niveau caché les interlocuteurs prennent généralement une position de "persécuteur", qui impose son point de vue, "sauveteur", qui veut aider tout le monde alors qu'on ne lui a rien demandé, ou "victime" qui se plaint et cherche à se faire prendre en charge. Cela donnera des choses comme : "regarde ce que tu m'as fait faire" ou "oui mais je ne le savais pas", ou encore "mais moi, je voulais juste t'aider".
Les jeux psychologiques sont une source abondante de reconnaissance car ils correspondent à une forte intensité relationnelle. De plus, ils présentent l'avantage, d'être, somme toute, assez prévisibles dans les grandes lignes. Et c'est pour cela que nous "jouons". Le problème, c'est que la reconnaissance est surtout négative, et du coup pas très bonne à long terme pour notre santé psychologique. Nous développons les jeux dans cet article : Jeux psychologiques et performance collective, comment éviter les fausses notes ?.
Bien qu’ils soient tous les deux mal à l’aise, Jean indique à Léa qu’il se sent en colère. « Je suis en colère car tu ne demandes jamais aux gens quand tu veux faire quelque chose ». Léa répond ensuite qu’elle est aussi en colère car elle a le sentiment que Jean ne dit jamais vraiment ce qu’il veut. Les deux protagonistes continuent à échanger alors de manière authentique en faisant part de leurs émotions. Ils sont entrés en « intimité ».
L’une des raisons d’être des passe-temps ou des jeux est d’éviter l’intimité, sixième et dernier mode de structuration du temps. En effet, lors de l’intimité, la prise de risque est maximum puisque cette manière de structurer le temps est beaucoup moins régie par les considérations sociales et restrictions de tous ordres. Les sentiments et désirs authentiques sont exprimés sans censure. L’intimité est « une relation sincère, exempte de jeux, exempte de toute exploitation, où chacun donne et reçoit sans arrière-pensée ». C’est la forme de relation la plus riche. Ce mode de structuration génère une forte dose de reconnaissance, nous pouvons nous laisser toucher intensément et profondément.
L'intimité n'implique pas nécessairement une proximité physique, ni d'ailleurs une familiarité. Nous pouvons partager un moment d'intimité avec un inconnu. Comme nous touchons aussi notre vulnérabilité dans l’intimité, nous pouvons en avoir peur. Nous pouvons même éviter de vivre ce type d'interaction craignant d'être blessés, et préférer plutôt jouer. Certaines personnes ne vivent d'ailleurs pratiquement jamais ce type d'interaction, alors qu'il s'agit d'une opportunité de croissance pour chaque individu qui la pratique. Elle l'est aussi pour la relation elle-même.
Conclusion
La structuration du temps est être très utile au niveau individuel et au niveau collectif.
A titre personnel, elle nous permet de prendre du recul par rapport à nos habitudes, et de comprendre en quoi elles répondent à nos besoins. C’est le scénario (histoire de vie décidée inconsciemment pendant l'enfance) d’une personne qui va déterminer sa manière de structurer son temps. Il n'y a pas un mode qui serait mieux qu'un autre : la plupart du temps, un échange évolue entre les modes, il pourra aller du retrait ou du rituel à l'activité, ou aux jeux puis revenir vers l'activité… Chaque mode a son importance et son utilité, chaque personne a ses préférences, elles peuvent évoluer et chacun peut en prendre conscience pour aller plus facilement à la rencontre de ses besoins.
Les modes de structuration du temps permettent également d'évaluer le degré de confiance dans la relation et de trouver des pistes pour approfondir la relation. Dans une équipe, vous pouvez réaliser un travail d'auto perception des modes de structuration privilégiés pour voir s'ils facilitent ou nuisent à la performance collective. Ce qui rend un groupe performant, c'est la façon dont les membres du groupe vont interagir les uns avec les autres. C'est la force de l'intelligence collective qui se construit dans la capacité à créer des liens et qui influence plus la performance que les qualités individuelles (une équipe de stars ne sera pas toujours la plus performante).
N'hésitez pas à nous contacter pour échanger sur vos problématiques concernant ces sujets !
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