Chacun d’entre nous vise à entrer en relation avec autrui. Nous aspirons à des relations sereines, agréables et positives, qui nous apportent un certain plaisir à être avec l’autre. Dans les organisations, c'est un prérequis à la cohésion des équipes, qui va elle-même favoriser l'intelligence collective. Pourtant, les relations vraiment authentiques dans lesquelles nous nous sentons en confiance et où une expression libre favorise la performance des équipes ne sont pas légion.
Comme décrit dans un précédent article (Comment structurez-vous votre temps en relation ?), nos soifs de stimulation et reconnaissance nous amènent à structurer notre temps dans notre vie sociale. Il existe six manières de structurer ce temps, que l’on peut catégoriser en termes de risque et d’intensité (acceptation/rejet) dans les échanges de signes de reconnaissance. Un des niveaux concerne les jeux psychologiques. Ils sont une source abondante de reconnaissance car ils correspondent à une forte intensité relationnelle. Le problème, c'est que la reconnaissance est surtout négative et que les jeux psychologiques nuisent aux relations et à la performance collective.
Qu’est-ce qu’un jeu psychologique ?
Il s'agit d'interactions dans lesquelles l'échange se réalise à deux niveaux : un niveau apparent (social) qui ressemble à une conversation ordinaire ("Tout se passe bien sur ce dossier ?") et un niveau caché (psychologique) où se joue l'essentiel ("J'espère qu'il est terminé, sinon tu vas m'entendre"). Ces séquences relationnelles se jouent selon certaines règles préalables et possèdent des caractéristiques répétitives (je fais inconsciemment les mêmes réflexions à chaque approche de deadline). Le dialogue aboutit à des ressentiments, des malaises et émotions négatives (comme je mets une pression inutile à mes équipes, je les fais échouer et me retrouve en colère). Il aboutit à un bénéfice psychologique bien défini (renforce la croyance "si ce n'est pas moi qui gère le dossier, il ne sera pas bien réalisé à temps").
Éric Berne a aussi donné un nom aux jeux les plus courants ; le plus célèbre est le jeu du "Oui, mais…" dont Yves Lavandier a réalisé un film éponyme. Vous pouvez en découvrir un extrait :
En fonction de notre personnalité et de notre manière de nous développer depuis notre petite enfance (scénario), nous avons tendance à reproduire toujours les mêmes jeux, à y jouer constamment et donc à obtenir quasiment toujours les mêmes bénéfices négatifs. Nous avons ainsi tous un certain talent à être attirés par des personnes qui vont nous aider à jouer !
Pourquoi jouer ?
« Pour mener à bien les séquences de scénarios que constituent les jeux, nous avons besoin de partenaires actifs, qui nous donnent la réplique et qui ont, lorsque ce sont de bons partenaires, des jeux complémentaires aux nôtres. Ainsi, nous nous entraidons pour faire avancer nos scénarios* respectifs, pour nous confirmer dans nos positions de vie**, pour recevoir et donner les signes de reconnaissance dont nous avons besoin, et qui valident nos décisions de vie… » Gysa Jaoui – Le triple moi – Robert Laffont
Pour comprendre pourquoi nous jouons, il n'est pas inutile de revenir en arrière (même très succinctement). En analyse transactionnelle (fondateur Eric Berne) il est considéré que nous naissons "Prince ou Princesse", je considère avoir de la valeur (je suis ok), les autres aussi (vous êtes ok). Notre position de vie** est alors définie comme (+/+). Puis au fil du temps, notamment par la satisfaction ou non de nos soifs citées précédemment, nous allons accorder à nous-mêmes et aux autres + ou – de valeur.
A partir de ces expériences, nous allons définir une position de vie dite existentielle (ex : –/+ ; Je ne suis pas ok / vous êtes ok). Sur la base de celle-ci et de notre cadre de référence (notre façon de voir le monde), nous allons décider de notre scénario*. Chacun d'entre nous écrit dans son enfance l'histoire de sa vie, avec un début, un milieu et une fin. À l'âge adulte, en général, nous ne sommes plus conscients de l'histoire que nous avons écrite ; et pourtant, nous allons certainement la vivre scrupuleusement.
Le scénario se fonde ainsi sur une décision prise pendant l'enfance, sur la base de toutes les informations dont nous disposons à ce moment là. Nous décidons que telle position de vie, telle attentes, tels cours de vie, sont des solutions raisonnables à la situation existentielle dans laquelle nous sommes confrontés. La décision scénarique est considérée comme une décision de survie.
L'enfant va décider de ce que sera sa vie, comment elle se déroulera, son rapport aux autres, son rôle, son rôle dans les jeux… Dans ce cas, comme il s'agit d'un mécanisme considéré de survie, il devient compliqué de le remettre en question. C'est ainsi que toute notre vie, si nous n'en prenons pas conscience, nous allons assez souvent, penser, ressentir et agir de telle manière à conforter notre scénario de vie. Les jeux font partie des (nombreux) éléments qui contribuent à faire "cadrer" le monde avec notre scénario.
Ainsi, nous jouons dans le but d'avoir des bénéfices psychologiques bien définis et ils sont nombreux : revivre un type de relation expérimenté dans l'enfance, obtenir des signes de reconnaissance que l'on aurait pas eu autrement, structurer notre temps et éviter d'entrer en intimité, valider ses croyances sur soi ou sur les autres, renforcer notre place sociale, confirmer notre scénario et position de vie…
En jouant nous reproduisons donc des stratégies périmées. Et si jouer a été l'une des astuces que nous avons adoptées, enfant, pour obtenir du monde ce que nous voulions, adulte nous avons d'autres options plus efficaces.
Dans un premier temps, comment repérer les jeux ?
Les caractéristiques d'un jeu :
Même si les jeux sont inconscients, le résultat est prévisible ;
Ils sont répétitifs : chaque joueur a ses jeux favoris et les répète dans le temps ;
Ils impliquent un échange de transactions cachées : le niveau social (apparent) est différent du niveau psychologique (sous-jacent) ;
Ils comportent un moment de surprise : les rôles changent brusquement et les partenaires du jeu éprouvent le sentiment de s'être fait avoir (renforcement des croyances) ;
Ils font vivre ou revivre des sentiments inefficaces, le bénéfice final est négatif.
Il existe différentes façons de représenter le déroulement d'un jeu. Le triangle dramatique de Karpman en est une (dramatique fait ici référence au drame théâtral, Stephen Karpman ayant créé ce concept à partir de l'observation des ressorts du drame au théâtre).
Vous vous souvenez peut-être de Shakespeare dans Comme il vous plaira ? "Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles…".
Il est expliqué dans cette vidéo.
Selon Stephen Karpman, nous investissons 3 rôles lorsque nous jouons : le rôle de Victime, le rôle de Persécuteur et le rôle de Sauveur.
Le rôle de victime est endossé par une personne qui se déclare incapable de faire quelque chose et de gérer ce qu’elle a à gérer seule. Le but est souvent d'avoir l'attention sur soi.
Le rôle de persécuteur est endossé par des personnes dont le bénéfice final est souvent de renforcer une croyance selon laquelle les choses ne peuvent avancer sans eux et parfois avec agressivité. Il libère ses pulsions agressives, domine, dévalorise les autres pour retrouver de la valeur à ses yeux ou encore justifie ses violences par un ancien vécu de victime.
Le rôle de sauveur offrira parfois de l’aide sans avoir les moyens de l’apporter, mais surtout sans jamais y avoir été invitée. Il souhaite souvent exister auprès des autres par le fait qu’on lui soit reconnaissant. Il peut devenir persécuteur ou victime s'il est déçu par une absence de reconnaissance.
Le triangle dramatique met en évidence que dans les jeux, les rôles peuvent tourner et chacun fait preuve de méconnaissance vis-à-vis de ses propres capacités. Chaque rôle à sa propre manière de ne pas prendre en considération la totalité de son potentiel.
La Victime méconnaît sa propre valeur.
Le Persécuteur méconnaît la valeur des autres ;
Le Sauveur méconnaît la capacité des autres à agir, ressentir ou penser par eux-mêmes ;
Il est entendu que le Persécuteur, le Sauveur et la Victime ne sont pas des personnes ! Ce ne sont que des rôles que les gens endossent dans des suites d'interactions. Ces échanges se font le plus souvent, de façon inconsciente et derrière ces rôles nous trouvons souvent de bonnes intentions sur le plan conscient.
Comment les éviter ou en sortir ?
Quelques options pour les éviter :
Etre lucide par rapport à soi-même (connaitre ses points faibles et croyances sur soi, les autres, la vie...) ;
S'habituer à repérer dans quel(s) rôle(s) nous avons tendance à y rentrer, ses propres jeux et ceux de ses interlocuteurs… et refuser d'y jouer ;
Trouver d'autres sources de signes de reconnaissance.
Quelques options pour en sortir :
Meta communiquer en utilisant ses capacités de réflexions, émotions et comportements dans l'instant présent (qu'est-ce que je suis en train de vivre ?) ;
Ne pas garder les sentiments négatifs quand vous sortez d'un jeu ;
Apporter un réponse sociale en dévoilant l'intention cachée ("Ah il est tard. Tu habites dans ce coin toi aussi, c'est ça ?..." ---> "Tu souhaites que je te raccompagne ?") ;
Transformer le jeu en passe temps (ex : "Une baby-sitter, c'est trop cher pour que je puisse sortir seul(e) !" ---> "Oui c'est vrai que les baby-sitters sont chères") ;
Tout simplement changer de sujet.
Comme évoqué, nous avons nos préférences dans les rôles, ainsi selon ce que vous pouvez observer, voici des options spécifiques à chacun :
Sauveur vers Donnant : Pas de demande explicite, pas d'intervention ! Plutôt que le sauveur inefficace, il faut passer au sauveur efficace, le donnant. Il faut donc savoir comprendre là et comment il faut donner de l'aide.
Victime vers Résultat : Remplacer la victime par le résultat (la réussite). La victime doit sortir de son sentiment bien bénéfique qu'elle est malheureuse, en lui montrant que l'on peut résoudre les problèmes par le résultat.
Persécuteur vers Normes : Trouver les normes, on ne peut pas vivre ensemble sans ces normes (les règles du jeu) les lignes rouges à ne pas dépasser, ce qui est permis ou pas, la qualité, la sécurité, le service client, passer les informations. Si on ne fait pas ça, ça ne peut pas marcher. Il faut que le bilan pour le persécuteur soit positif.
Conclusion :
Enfant, mes parents m’assurent une protection avec un cadre, des règles et des limites. Cette protection m’apporte une stabilité et la confiance. Lorsque mes parents m’offrent en plus un espace de liberté et de croissance dans cette protection, ils m’octroient alors des permissions qui me permettent de me développer et m’épanouir à mon rythme et en l’absence de jugement. Grâce à ces deux ingrédients, je dispose alors de la puissance pour agir. Dans ce cadre, je limite les jeux.
Ce qui rend un groupe performant, c'est la façon dont les membres du groupe vont interagir les uns avec les autres. C'est la force de l'intelligence collective qui se construit dans la capacité à créer des liens et qui influence la performance.
Chacun est responsable de ses comportements pour notamment éviter de jouer trop souvent. Toutefois, chaque collaborateur vit dans un système dans lequel il s'adapte. L’une des prérogatives du manager est alors d’instaurer une relation authentique, au travers d'un espace de confiance et de liberté impliquant la gestion des jeux psychologiques et dans lequel ses équipes se sentent suffisamment en confiance pour s’autoriser à être en vérité. Dans ce domaine, une équipe ne peut pas aller plus loin que son manager, qui incarne à la fois la limite et le potentiel de son équipe.
N'hésitez pas à nous contacter pour échanger sur vos problématiques concernant ces sujets !
Exemple du jeu "Sans toi" : Extrait du film "Oui mais" de Yves Lavandier
Références :
Eric Berne – Des jeux et des hommes – Stock
Eric Berne – Que dites-vous après avoir dit bonjour ? – Tchou
Stephen Karpman – Le Triangle dramatique - De la manipulation à la compassion et au bien-être relationnel – Interéditions
Gysa JAOUI – Le triple moi – Robert Laffont
* Scénario : « Chacun décide dans sa petite enfance comment il vivra et comment il mourra, et ce projet qu’il transporte dans sa tête est appelé Scénario. Le Scénario est un plan de vie en voie de réalisation, conçu dans la petite enfance sous la pression parentale. Il constitue la force psychologique qui pousse la personne vers son destin, qu’elle le combatte ou qu’elle le présente comme émanant de sa volonté. » Éric Berne « Que dites-vous après avoir dit bonjour ? »
** Position de vie : Berne émet l'hypothèse que le jeune enfant, au début du processus de formation du scénario, possède déjà certaines certitudes sur lui-même et sur le monde qui l'entoure. Nous naissons d'abord tous "Prince ou Princesse", j'ai de la valeur, les autres aussi (position de vie +/+). Puis au fil du temps nous allons nous accorder + ou - de valeur et accorder aux autres + ou - de valeur. En fonction de de valeur que je m'accord et celle que j'accorde à l'autre, ma position de vie intégrée va conditionner ma relation à l'autre. Il y a donc quatre positions de vie :
Je suis ok / vous êtes ok (+/+) ;
Je ne suis pas ok / vous êtes ok (-/+) ;
Je suis ok / vous n'êtes pas ok (+/-) ;
Je ne suis pas ok / vous n'êtes pas ok (-/-).
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